Jiu-Jitsu Moderne
Réalité ou Marketing?
De nos jours on entend souvent parler de “Jiu-jitsu Moderne”. Qu’il y a t’il derrière cette appellation? Un ensemble technique différent d’un autre Jiu-jitsu plus ancien? Si oui, serait-il plus efficace que le jiu-jitsu “Old-School”? Ou est-ce que finalement tout ça ne serait ce pas que du marketing?
Ces dernières années le Jiu-jitsu s’est énormément développé. L’avènement du MMA, les dvds de techniques, YouTube, tout le “bjj lifestyle rebels against the mainstream” (lol) et autre y ont fortement contribué. Difficile de savoir vraiment ce à quoi ressemblait le Jiu-jitsu originel tel qu’il était pratiqué quelques siècles auparavant au japon. Je ne suis pas du tout historien mais en tant que pratiquant et professeur le sujet m’intéresse, et j’ai souvent parlé de ça avec pas mal de gens. J’ai moi même été modestement témoin d’une petite partie de l’évolution de cet art. Et c’est donc à travers cette question de l’existence d’un Jiu-jitsu moderne que nous allons essayer d’évoquer succinctement l’histoire de cet art.
Le Jiu-Jitsu traditionel japonais
Le terme jiu-jitsu, cela ne vous aura pas échappé, vient du japonais. C’est au Japon que les gros concepts de cet art ont été posés. Bien sur comme pour beaucoup de choses japonaises les racines sont en chine et même indirectement en Inde. Mais si c’est le nom japonais que l’on utilise encore aujourd’hui c’est qu’il y a une raison. Les japonais, comme beaucoup de peuples au monde avaient des techniques de combats à mains nues. Leur spécificité à été d’en faire un art, une manière de vivre, d’y accoler une philosophie.
Il est difficile de savoir en quoi consistait précisément le Jiu-jitsu prodigué dans les écoles traditionnelles martiales, les koryu. La composante Jiu-jitsu était une petite partie de leurs enseignements. La plupart des techniques étaient très orientées pour la guerre et concernaient donc l’utilisation d’armes et notamment du sabre. Les combats à mains nues à un contre un n’étaient pas leur première priorité et on peut le comprendre.
Il est difficile de trouver des traces précises ou un recensement quelconque nous permettant de savoir ce à quoi ressemblait le Jiu-jitsu à cette époque. Chaque école se faisait une possession intellectuelle de ses techniques. Et ces écoles ne pouvaient pas par définition tout dévoiler à tout le monde. De plus le Japon féodale était réputé pour être composé de régions très cloisonnées. Un pays qui était quasiment en guerre permanente, ceci limitant d’autant plus les échanges entre écoles ou la diffusion du savoir en dehors des dojos.
L'apparition du Judo
Jigoro Kano, le père fondateur du Judo, avait l’envie profonde de transformer ces arts de la guerre en arts éducatifs et de s’en servir pour faire rayonner la culture japonaise mondialement. C’est donc par le judo des débuts et cette synthèse des différents Jiu-jitsu que ce patrimoine a été mis en lumière.
Le Jiu-jitsu originel semblait défini par un ensemble de techniques simples transmises de maitres à élèves, répétées sous forme de katas. Kano et ses contemporains du Kodokan seraient semble-t’il les précurseurs de la place prépondérante des randoris dans l’apprentissage du Judo/Jiu-jitsu. Et c’est bien là qu’est la source principale de son évolution, de l’apparition de tant de techniques différentes. C’est très difficile de savoir quelle est la part de Judo ou de Jiu-jitsu traditionnel dans tout ça. Le Judo a été construit à partir du Jiu-jitsu mais a également intégré continuellement plus tard d’autres techniques de Jiu-jitsu.
Judo, Fusen Ryu et Jiu-jitsu
Il est connu que Kano et ses élèves ont commencé à négliger un peu le travail au sol (newaza) au profit des techniques de projection, puis ont subi quelques revers contre certains spécialistes du sol. Mataemon Tanabe de l’école traditionnelle de Jiu-jitsu Fusen Ryu est connu pour avoir posé de gros problèmes aux combattants du Kododan. D’ailleurs il est intéressant de voir dans cet article que Mataemon avait participé dans sa jeunesse à des affrontements de Jiu-jitsu similaires à ceux que l’on connait aujourd’hui. Il ne s’agissait déjà donc pas uniquement de techniques sans pratique.
Mais Jigoro Kano n’était pas bête et décida de ne plus négliger du tout cette dimension du combat dans son cursus. D’ailleurs certains précurseurs japonais du Judo “évangélistes” en occident comme Taro Miyake et Yukio Tani étaient à la base des élèves de Mataemon et donc de l’école traditionnelle de Jiu-jitsu du Fusen Ryu! Ces mêmes combattants diffusèrent le Judo aux cotés de Maeda, le père du Jiu-jitsu brésilien. Ceci pour dire que dans ce Judo/Jiu-jitsu (à cette époque ils utilisaient fréquemment les deux termes pour décrire la même choses) qu’ils diffusaient il y avait une bonne partie de Mataemon et donc de Jiu-jitsu originel. On voit bien que tout est un peu mélangé et qu’il est difficile d’établir des filiations franches et directes. Tous ces Jiu-jitsu ont été quasiment phagocytés par le raz de marée du Judo au Japon.
Le Jiu-jitsu brésilien des débuts
Les premiers Gracie dont Carlos et Hélio ont appris directement de Mitsuyo Maeda, un des émissaires chargés par Kano de diffuser le Judo. Maeda gagnait sa vie en défiant les combattants locaux et en enseignant le judo/ jiu-jitsu (je vous conseille la lecture de ce livre d’ailleurs).
C’est donc là que le Jiu-jitsu japonais est progressivement devenu brésilien. Hélio a commencé à modifier des techniques pour les adapter à sa petite corpulence mais il a gardé de Koma et du Japon le coté codifié et structuré. Il n’y avait plus vraiment de kata à proprement parler comme dans les ryus traditionnels mais il y avait bien un ensemble de techniques fixes à maitriser, ce qu’on qualifie aujourd’hui de self défense. Les premiers étudiants de Hélio étaient des médecins, avocats et autres, qui avaient les moyens de prendre des cours particuliers. Hélio avait un programme fixe de 36 techniques qu’il transmettait uniquement via cours privés. Et il ne s’agissait que de ce qu’on qualifierai aujourd’hui de self-defense.
Une fois ce programme maitrisé certains élèves s’entrainaient sous forme d’open mat et c’est dans ces moments que le jiu-jitsu s’est développé ( cf cet article très intéressant (en portugais) de Fabio Gurgel). Il n’y avait pas vraiment de compétitions de jiu-jitsu à l’époque. Juste des “défis” avec percussions, le vale-tudo… Et des open mats avec forcément un nombre réduit de participants. Cet historique permet de comprendre l’attachement à la Self-Defense que les gracie ont encore aujourd’hui et dont je parlais dans cet article.
La popularisation du Jiu-jitsu via le MMA
Mon premier cours de Jiu-jitsu dont j’ai déjà brièvement parlé a été une révélation. J’ai tout de suite adoré. Mais quand je repense aux techniques qu’on nous avait montrées ce jour là, il y avait du bon et du vraiment moins bon. Le bon par exemple c’était les fondamentaux comme se relever en base, sortir d’une montée, ce genre de choses, ces techniques sont encore très valables. Par contre on nous montrait régulièrement certains passages de garde assez aberrants. J’ai le souvenir très précis du passage qu’ils montraient systématiquement et dont j’ai retrouvé une vidéo (à 2:20):
Pourquoi nous montrer ça alors que tout le monde aujourd’hui dirait que l’on atterrit directe dans le triangle de l’adversaire??!! Après réflexion, Je pense tout simplement que Rorion montrait la technique telle que Hélio l’enseignait. Tout ça parce qu’à ce moment on ne connaissait pas le triangle, ou disons qu’on sous estimait sa dangerosité. Comme expliqué dans cet article, le sankaku jime ou étranglement en triangle était une technique connue mais réputée peu efficace au tout départ!
Mais malheureusement en 1996 Rorion et ses frères montraient encore cette technique et je pense qu’ils savaient très bien à quel point le triangle était un risque et une technique dangereuse, il suffit de voir le combat de Royce contre Dan Severn… Finalement je pense vraiment que cette attitude était une manière d’être fidèle à leur père dans la manière d’enseigner le Jiu-jitsu.
Mes frères et moi avons discuté avec Flavio Behring pour lui demander quand est ce qu’il avait vu apparaitre les premiers triangles, omoplatas etc… Et il nous a bien confirmé que tout ça n’est vraiment arrivé que tardivement, ça n’existait quasiment pas à ses débuts. Le triangle c’était du “modern Jiu Jitsu” à son époque…
Les années 2000
A cette époque la grosse position que l’on travaillait la plupart du temps était la garde fermée. Une garde que l’on retrouve dans toutes les couches du Jiu-jitsu: gi, nogi et self/mma. Du coup en compétition on essayait tout le temps d’avoir nos adversaires dans cette configuration. Sauf que c’est parfois compliqué et rétrospectivement on se retrouvait à passer 80% de nos entrainements à perfectionner nos techniques dans une position dans laquelle on ne se retrouvait que 20% du temps… Pour l’anecdote je me souviens avoir commencé à vraiment comprendre et bosser la garde Delariva quand j’étais ceinture violette! Aujourd’hui quasiment n’importe quelle ceinture blanche de 6 mois connait déjà ça!
Durant toutes ces années on a vu apparaitre certaines techniques progressivement, chacune connaissant un effet de mode plus ou moins long. Au départ il y a eu par exemple la garde araignée. Dans cet article Henry Akins indique que son professeur Rickson Gracie n’avait pas réussi à passer la garde araignée de Roberto Traven car cette garde était nouvelle pour lui, et ceci à la fin des années 90! D’autres gardes apparurent et enrichirent notre art, ce fut le cas avec la garde lasso, la Delariva. Plus tard Marcelo Garcia popularisa également la X-guard. Je me souviens très bien que au brésil notamment au milieu des années 2000 tout le monde essayait de faire de la x-guard en permanence!
Puis plus récemment ce fut l’arrivé du berimbolo, de la 50/50 et autres.
Kosen Judo
Le Kosen judo est un cas intéressant à prendre en compte quand on parle de l’évolution du Jiu-jitsu. Il s’agit d’une forme de Judo centrée sur le sol et pratiquée au Japon notamment dans le circuit universitaire. On peut parler d’une sorte d’équivalent japonais du Jiu-jitsu brésilien.
Il n’y a eu semble t’il aucun ou très peu de d’échanges entre ces disciplines si semblables. Il y eu néanmoins quelques confrontations un peu au début avec Kimura contre Hélio et un peu récemment avec d’autres combats comme Koji Komuro contre Bibiano Fernandes par exemple:
Mais ces disciplines semblent avoir muri chacune de leur cotés. Et ce qui est intéressant c’est que l’on retrouve les mêmes techniques, chaque art en est arrivé aux mêmes conclusions. En regardant des vidéos de techniques de Kosen Judo ou des vidéos de compétitions sur cette très bonne page facebook, on peut voir fréquemment des gardes Delariva, bras-col, et même x-guard!! Tout simplement parce qu’à force de pratiquer les combattants retombent fatalement sur ce qui fonctionne et qui est efficace! Si demain on repartait de zéro à nouveau on finirait au bout du compte par retomber sur toutes ces techniques et toutes celles qui suivent..
Le kosen Judo s’est refusionné plus tard avec le Jiu-jitsu brésilien. Notamment avec le japonais Yuki Nakai ceinture noire de Jiu-jitsu brésilien. Issu du Kosen Judo Nakai s’est ensuite formé au Jiu-jitsu brésilien. Et a promu par la suite de très nombreux combattants au Japon qui sont quelque part les fruits du mélange kosen Judo et Jiu-jitsu brésilien.
D’ailleurs pour avoir combattu au Japon et rencontré plusieurs combattants japonais j’ai souvent remarqué qu’ils combattaient d’une manière assez différente de ce qu’on trouve ailleurs dans le monde. D’autres combattants m’avaient déjà fait cette remarque, peut être est ce l’influence du Kosen?
Modern Jiu-Jitsu
Récemment ces évolutions ont perduré et se sont même accélérées. Sont apparues des techniques comme la 50/50, la worm guard, le berimbolo par exemple. Les longsteps, legdrags aussi mais ils existaient déjà très largement depuis longtemps. Le berimbolo existait aussi apparemment mais était marginal et n’était pas au centre d’un système comme il peut l’être aujourd’hui.
Un phénomène intéressant à remarquer est que dès que l’on nomme une technique en Jiu-jitsu, on se l’approprie quasiment. Par exemple Eddie Bravo est connu pour sa rubber guard alors que Nino Schembri en faisait déjà très régulièrement dans ses combats bien avant. On pourrait dire la même chose pour la 50/50, cette position était déjà bien là avant qu’on la nomme. Ce combat ultra classique de Roger Gracie contre Jacaré le montre bien. A la 6ème minute:
Et des techniques vieilles de 15 ans comme le “long step” paraissent modernes maintenant parce qu’on a mis un nom dessus. Soyons honnête il y a un coté marketing derrière tout ça. On ne peut pas nier le développement permanent de certaines positions mais c’est juste que ce phénomène a toujours existé.
Plus moderne, plus efficace?
Un autre débat sur lequel on tombe régulièrement en évoquant ces sujets est la question de l’efficacité du Jiu-jitsu actuel par rapport à celui d’avant. A cette question je ne pense pas vraiment qu’il y ait de réponse incontestée. Mon avis est que le Jiu-jitsu (sportif) n’a jamais été aussi efficace que celui d’aujourd’hui. Tout simplement parce que comme toute chose, notre art a bénéficié de l’amélioration des moyens de communication et de diffusion. Le partage des techniques, la création d’une sorte de communauté mondiale du Jiu-jitsu sont des facteurs ayant permis d’avancer beaucoup plus vite. Je pense donc que les champions d’aujourd’hui gagneraient globalement contre les champions d’hier.
Mais encore une fois je n’en ai pas la certitude. Kron Gracie par exemple est un combattant redoutable, vraiment un des meilleurs au monde. Et pourtant il pratique un Jiu-jitsu complétement différent de la tendance actuelle. Il ne fait aucune garde de base style araignée ou Delariva. Il combat comme son père, souvent assis une main au col de son adversaire, des fois une saisie à la ceinture… Mais honnêtement personne ne combat comme ça de nos jours à part lui. Et cela ne l’empêche pas de battre énormément de combattants actuels, et le plus souvent en les soumettant!! Difficile donc d’avoir une conclusion tranchée sur ce sujet. Il y a les techniques et il y a les hommes qui les utilisent aussi….
Un autre point à prendre en compte est le fait que le Jiu-jitsu est de moins en moins lié au combat réel et semble même presque s’en enorgueillir. On met en avant le bjj lifestyle, les techniques “fun”, on ultra-exploite les techniques avec le kimono etc. Et on délaisse la partie combat aux académies de mma…
Un seul Jiu-jitsu
Au final tout ça n’est que l’évolution du Jiu-jitsu qui ne s’arrête jamais de progresser. En s’entrainant et en enseignant, on porte en nous cet héritage complexe que nous ont laissé nos ancêtres spirituels. Chaque technique pratiquée aujourd’hui est le résultat de cette évolution martiale permanente. Et je pense que c’est une fierté aujourd’hui de pratiquer et de vivre le Jiu-jitsu. Un art qui peut paraitre étrange au premier contact mais qui est le fruit d’une histoire millénaire faite de sueur, de sang, de larmes et… de plaisir.